Le coude grinçant de l’anarchie.

Publié le par ventlibertaire33.over-blog.com

« L’anarchisme est né en Occident. Il fallait bien qu’il naisse quelque part. Mais s’il doit beaucoup aux conditions de son apparition, à la spécificité de l’histoire et de la pensée européennes, il ne peut pas être réduit à cette tradition humaine particulière.

 

C’est vrai de sa propre histoire et de sa propre pensée. Principalement inscrites (sous leur forme syndicale et à travers les textes de Proudhon) dans la spécificité des mouvements ouvriers des pays latins, cette histoire et cette pensée anarchistes dépendent tout autant du monde slave, à travers Bakounine et Kropotkine ou comme le montrent le mouvement makhnoviste et le très mal connu mouvement libertaire bulgare. Mais elles sont également liées aux particularités du melting-pot américain, à travers l’expérience singulière des IWW par exemple ou, au sud, le mouvement libertaire argentin. Elles tiennent également au « judaïsme libertaire » d’Europe centrale qu’analyse M. Löwy ; sans parler bien sûr du millénarisme espagnol et de son mélange étonnant de traditions chrétiennes et judéo-arabes .

 

Cette non adéquation du projet anarchiste avec les traits dominants de la culture occidentale est encore plus perceptible dans la renaissance de la pensée libertaire à laquelle on assiste depuis une trentaine d’années, en particulier sur le plan théorique, et pour peu que l’on veuille bien renoncer à réduire ce renouveau aux cercles étroits de l’anarchisme proprement dit et à leur fâcheuse tendance à ressasser, de façon plus ou moins mécanique et vide, les slogans qui leur servent de drapeau et de doctrine. Avec des philosophes comme Foucault et Deleuze, pour ne citer que les plus connus, la pensée libertaire contemporaine n’a pas seulement la possibilité de relire avec un tout autre regard ses propres théoriciens, de découvrir chez Proudhon, Bakounine, Reclus, des intuitions et des développements longtemps restés invisibles, et qui nous parlent tout à coup, qui répondent aux questions que nous pouvons nous poser, aux problèmes nouveaux auxquels nous sommes confrontés . Elle ouvre également l’anarchisme sur une pensée beaucoup plus vaste encore, - historiquement et géographiquement -, en particulier en donnant sens à une tradition philosophique jusqu’ici peu visible elle aussi (de Spinoza à Nietzsche) ; une tradition certes européenne, mais dont tout le monde, amis et ennemis, reconnaissent à juste titre l’étrangeté au regard de la pensée occidentale, ses étranges affinités avec des pensées venues d’ailleurs, d’orient en particulier. L’anarchisme a ainsi la possibilité, dans le contexte actuel et en raison même des défis que celui-ci nous lance, d’abandonner le carcan étroit du monde où il est né, qu’il prétendait briser, contre lequel il ne cessait de se révolter mais qui trop souvent lui imposait son aveuglement et ses contraintes, y compris dans ce qui le constituait lui-même comme mouvement, comme organisation et comme pensée. Face à la mondialisation, à l’uniformisation et à la domination actuelle des rapports économiques capitalistes, l’anarchisme peut enfin élargir sa pensée et son action à l’ensemble des traditions et des cultures humaines, sortir du ghetto occidental, donner sens à une histoire et un avenir possibles de l’humanité qui ne se réduisent pas au triomphe des Mac-donald, de Walt Disney et des fonds de pension.

C’est dans cet élargissement et cette richesse possibles de la pensée libertaire, par approfondissement, sélection et recomposition des multiples manières d’être humain, que s’inscrivent les poèmes et les écrits d’Hawad. Avec eux s’ouvre la possibilité de retrouver dans une expérience et une histoire singulières (celle du bilad as-siba , les régions rebelles du nord de l’Afrique), les forces, les raisons et les mots d’un autre monde possible, libéré de l’oppression ; une expérience et une histoire dans lesquelles d’autres expériences humaines émancipatrices (tout aussi singulières) peuvent se reconnaître, avec qui elles peuvent s’associer.

 

Cette démarche d’Hawad à l’intérieur de sa propre culture et de sa propre histoire, pour y découvrir les forces et les racines d’un monde nouveau à construire et à créer, peut se répéter à l’intérieur de toutes les cultures, de toutes les traditions, comme de toutes les situations vécues (professionnelles, d’âge, de sexe, etc.), du taoïsme chinois aux camisards protestants des Cévennes en passant par une multitude d’autres expérimentations humaines. Cette démarche à rebours, par désimplication et sélection de ce qui nous constitue, répond directement au cri que lançait Archinov en 1920, au moment de l’écrasement du mouvement makhnoviste auquel il venait de participer : « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité et créez-là ; vous ne la trouverez nulle autre part. Tels sont les mots d’ordre actuels de la Révolution russe ! » ]

 

A la veille du slogan stalinien du « socialisme dans un seul pays » et alors qu’un grand nombre de forces révolutionnaires se préparaient à obéir servilement au modèle russe, à trouver à l’extérieur d’elles-mêmes les règles uniformes de leurs conduites et de leurs pensées, à se plier aux apparences du conformisme, aux signes extérieurs d’orthodoxie, au catéchisme révolutionnaire des commissaires politiques, à la férule soupçonneuse des représentants de la ligne correcte, Archinov, en une phrase, proposait une tout autre voie pour l’union internationale des prolétaires. Et, ce faisant, il énonçait l’essentiel de l’anarchisme, de son histoire récente comme des raisons qui l’autorisent, presque un siècle plus tard, à répondre aux défis de ce tournant du siècle.

 

Révoltés, dissidents et réfractaires de tous les pays, dont l’union est essentielle à l’émergence d’un autre monde, ne cherchez pas en dehors de vousmêmes les raisons de lutter et de vous révoltez, ne confiez pas à d’autres le soin de vous indiquer les moyens et les voies de cette lutte, descendez dans vos propres profondeurs, dans ce qui vous constitue au plus profond de vous mêmes, dans la multiplicité des cultures, des traditions et des situations constitutives de l’expérimentation humaine. « Cherchez y la vérité et créez là » dit Archinov, dans un raccourci étonnant et paradoxal où il s’agit à la fois de « trouver » ce qui n’existe pas encore, ce qu’il faut « créer », et de « créer » ce que l’on « trouve », ce qui existe déjà.

 

Face aux replis identitaires, familiaux, nationaux, religieux et culturels, à cette façon dominante mais particulière de sélectionner dans le passé les sources d’asservissement et de mort qui ont si longtemps asservi l’humanité, il serait vain et absurde d’opposer le modèle hypocrite de l’homme abstrait qui justement les suscite et dont le capitalisme triomphant voudrait masquer les peu ragoûtants présupposés [4]. L’histoire des expériences humaines, des situations et des traditions passées et présentes, n’a rien d’univoque. Elle est porteuse d’une infinité de mondes et de rapports possibles, - oppressifs et libérateurs, porteurs de vie et porteurs de morts -, et c’est en elle et en elle seule, par sélection et recomposition, que l’on peut trouver les conditions de notre émancipation [5].

 

Contrairement à ce que les illusions d’un Occident destructeur et nihiliste nous ont longtemps fait croire, la révolution à venir, la possibilité de faire naître un monde nouveau, n’est pas en aval, dans le néant et le volontarisme abstrait des utopies, dans un rapport au temps strictement négatif, où le passé se réduirait à la « table rase » de la vieille Internationale, celle dont Archinov, au milieu des ruines fumantes de la révolution russe, proclamait la mort et le nécessaire remplacement. Comme l’affirmaient déjà Proudhon, Bakounine, Reclus et Landauer, la révolution libertaire à venir n’est pas en aval mais en amont, dans ce passé qui nous constitue présentement et qui porte en lui la totalité des expérimentations humaines, des mondes où l’être humain s’est efforcé de vivre jusqu’ici, et, par voie de conséquence, les ressources dont il dispose pour déterminer son avenir. La révolution libertaire trouve sa source dans cette immense réserve d’expériences, de forces, d’imaginaires et de signes, à partir de laquelle, et parce que nous sommes vivants, il devient possible de trouver et de créer un monde nouveau et réellement commun. »

 

 

[1] Cf. Michael Löwy, Rédemption et Utopie, le judaïsme libertaire en Europe centrale, une étude d’affinité élective, PUF 1988 ; et le commentaire de Echo-Gryffe, n° 8, juin 1995. Sur l’importance de la tradition juive dans l’histoire du mouvement libertaire, cf. également, William J.Fishman, East end Jewish radicals 1875-1914, Duckworth, 1975. Et, plus généralement, dans le même numéro d’Echo-gryffe, « l’anarchisme et l’occident » et le commentaire du livre d’Adonis, « La prière et l’épée, essais sur la culture arabe ».

 

[2] Sur Reclus cf. John P. Clark, La pensée sociale d’Elisée Reclus, géographe anarchiste, ACL, 1996.

 

[3] Archinov, Le mouvement makhnoviste, Bélibaste, 1969, p. 388.

 

[4] Sur cette capacité dévastatrice du monde moderne à briser ses liens avec le passé, pour imposer la folie totalitaire de ses propres déterminations, cf. les analyses de H. Arendt.

 

[5] Une démarche qu’explicite Hélène Claudot-Hawad dans son introduction au Coude grinçant de l’Anarchie, lorsqu’elle explique comment « pour résister au rouleau compresseur de l’ordre établi, il n’existe d’autre alternative que partir de sa propre pensée, ne pas renoncer aux savoirs que l’on maîtrise et instrumentaliser ceux que l’on emprunte, trier les apports nouveaux et les éléments du passé à travers le tamis de sa vision originale, conserver l’initiative de choisir un avenir en accord avec soi-même ». (p. 10)

 

Le Coude grinçant de l’anarchie, Hawad, traduit du touareg (tamajaght) par l’auteur et Hélène Claudot-Hawad, Collection Les pieds dans le plat, Paris-Méditerranée.

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